La chasse continue

Dans l’hôtel Trezzini à Saint-Pétersbourg, toutes les chambres au décor surchargé façon Russie des tsars sont réservées pour la semaine. Le deuxième sommet Russie Afrique se tient dans la ville et rassemble 49 délégations de pays africains. Test grandeur nature pour Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine. Evgeny Prigojine, propriétaire des lieux, vêtu d’un polo blanc et d’un jean sans chic, se fait photographier avec Freddy Mapouka, le chef du protocole du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra et Justin Tagouh, le président du groupe de presse International Afrique Média, qui détient Afrique Média TV, une chaîne de télévision qui relaie abondamment les récits pro-russes. En marge d’un sommet plutôt en perte de vitesse et aux promesses utopiques, l’apparition de Prigojine est l’une des sensations de la semaine. Un coup de comm qui lui permet  de se retrouver dans les médias avec un message limpide: il est loin d’être hors jeu.    

Pourtant un mois plus tôt, Vladimir Poutine déclare publiquement Evgeny Prigojine comme traître de la nation dans une crise majeure pour son pouvoir: le cuisinier du président russe marche alors sur Moscou sans aucune résistance ni véritable dispositif pour le stopper.  Dans un message du 24 juin, Prigojine arrête la progression de sa “marche pour la Justice” après un accord négocié avec Alexander Lukashenko le président de Biélorussie et Vladimir Poutine. On apprend quelque temps plus tard qu’il a rencontré Poutine avec ses commandants à huis clos quelques jours après la mutinerie ratée. 
Difficile alors de comprendre celui qui était considéré comme un traître au petit-déjeuner, puis il a été gracié au dîner. Et deux jours plus tard, il était invité à prendre le thé. Lors de son intervention à l’Ambassade Britannique à Prague, Richard Moore, le directeur du MI6, résume avec cette parabole la situation et admet avec humilité les difficultés à faire sens de la mutinerie de Prigojine  de juin dernier et ses conséquences sur le pouvoir russe. Une seule chose est sûre: il sera difficile de revenir en arrière.

Un mois après ces événements, l’équipe d’AEOW partage quelques réflexions sur le le jour d’après du groupe Wagner. La chasse de Evgeny Prigojine et des opérations grises du Kremlin menée par la société civile et les médias doit continuer.

Prigojine, créature du régime de Poutine

Pendant longtemps, le groupe Wagner a été abordé comme un sujet médiatique niche ou confondu avec une société de sécurité privée qui aurait vrillé. A la question de quoi le groupe Wagner est-il le nom, nous proposons une réponse simple et claire. C’est un outil du Kremlin pour atteindre ses objectifs d’influence géopolitique avec à sa tête Evgeny Prigojine membre des cercles du pouvoir qui s’est nourri grâce au système Poutine. Comme repris récemment par Kévin Limonier, Prigojine fait partie des adhocrates, ces élites, principalement issues des services de sécurité, d’un système centré sur le président russe qui les met en compétition pour ses faveurs et son accès. Et Prigojine saurait comment se les procurer. Face aux grandes orientations et objectifs stratégiques formulés par Poutine, ces adhocrates font preuve d’initiative et créativité pour y répondre quitte à dupliquer les choses ou faire passer leurs propres intérêts comme en ligne avec ceux de l’Etat. 

Accusé de traître et mutin, il est difficile de voir quelles sanctions pèsent sur lui jusqu’à présent. Depuis le début, Prigojine circule librement en Russie et en Biélorussie. Très rapidement, les charges qui pesaient contre lui et ses hommes sont levées. Et alors que le FSB fouille le fameux hôtel Trezzini et en ressort des lingots, Prigojine est vu quelques jours plus tard en train de récupérer son magot. En guise de punition, son nom sera censuré et sa réputation ternie dans les médias: sa maison visitée, des photos de lui déguisées pour rejoindre des réunions secrètes publiées, ses médailles, des témoignages relatant ses ébats sexuels parviennent aux médias. Un châtiment finalement doux pour celui qui a osé défier Poutine. Est-ce que ses dix ans de bons et loyaux services ont pesé dans la balance pour Poutine ou alors est-ce le pouvoir du président qui s’affaiblit totalement?  Est-ce que détenir loyalement les secrets de Poutine permet d’éviter de glisser d’une fenêtre? Il aura en tous cas négocier quelque chose avec le Kremlin. 

Poker menteur pour l’empire média et commercial de Prigojine

Alors que Prigojine est en pleine mutinerie, l’agence russe en charge des communications, le Roskomnadzor a immédiatement bloqué l’ensemble des urls vers les médias du groupe Wagner Patriot Média mais aussi les pages VK de quelques personnalités notoirement affiliées au groupe Wagner comme Maxime Shugalei. Sur VK, un message d’erreur apparaît quand on essaie de rejoindre la page de RIA FAN. Ironie du sort alors que son empire est protégé depuis des années par le censeur russe comme nous avons pu constater en consultant les leaks de DDOSECRET sur le sujet. Le mage du Kremlin se retrouve à présent de l’autre côté.

Dans les jours qui viennent plusieurs rumeurs de reprises, notamment par Alina Kabaeva, compagne de Poutine, à la tête du groupe média National Media Group. Pourtant les sociétés qui constituent la galaxie Patriot Media n’affichent aucun changement au registre du commerce pour le moment. Position d’attente. Du côté des fermes à trolls et influenceurs, après 24h d’arrêt, cela repart de plus belle. Des comptes comme Luka Malle pour le Mali, personne qui n’existe pas mais est citée jusque dans les média russes de Wagner, sont réactivés afin de préparer les référendums et d’achever la MINUSMA à la gloire d’Assimi Goïta. Les panafricains de chair et d’os balancent leurs vérités sur les réseaux sociaux. On voit même une recrudescence sur les chaînes Telegram de messages en faveur de la grandeur de l’action de Prigojine pour son pays et pour assurer de sa présence en Afrique. 

Le plus important, peut-être, c’est que les savoir-faire se sont disséminés. La plupart des employés de la partie influence du groupe Wagner a été contractualisée et est déjà partie travailler ailleurs forte d’une expérience au sein du groupe de Prigojine. Rien ne se perd, tout se transforme. Rien ne se perd, tout se dissémine. On retrouve ainsi ces derniers jours Yulia Afanasyeva Berg, cadre du bureau Afrique de Prigojine et de l’organisation AFRIC qui a donné sa première tribune à Nathalie Yamb, sur Afrique Media TV mais aussi au sein d’une nouvelle structure Globus. Elle est aux côtés d’autres personnes connues comme Clifton Ellis un ancien d’AFRIC. Miroir des faiseurs d’influence de Prigojine, les combattants contractuels de Wagner d’hier se retrouvent combattants d’aujourd’hui dans les nouvelles SMP Convoy, Redut, etc. C’est le cas de Constantin Pikalov sanctionné récémment par le gouvernement britannique pour son rôle chez Wagner en Afrique alors qu’il est chef chez Convoy en Ukraine à présent.

Il en est de même pour les sociétés africaines du groupe Wagner. Alors que Prigojine via l’entremise d’Ivanov, le chef du COSI les formateurs en Centrafrique, déclare avoir tout vendu, les transactions se poursuivent. Du côté de Bois Rouge, une nouvelle vente est expédiée le 30 juin en Chine. Les sociétés russes actionnaires des opérations minières et pétrolières du groupe Wagner n’enregistrent aucun changement depuis la mutinerie. Business as usual pour l‘argent de poche que se fait Prigojine et ses cadres sur l’or et les diamants. Obtenir les richesses des pays sans contrepartie, c’est avant tout éprouver la dépendance du régime client à son influence. La vraie question à laquelle nous ne pouvons pas répondre concerne le futur des revenus issus des marchés publics obtenus par des centaines de sociétés de Prigojine en Russie ou la volonté des business angels du groupe Wagner de continuer à mettre la main au porte monnaie pour financer ses opérations. Mais en matière de projection extérieure, peu ont l’expérience et l’expertise de Prigojine….

Sortir pour mieux se remobiliser ailleurs

Dès le 30 juin, nous observons des bus et des avions se remplir de combattants Wagner en Ukraine sur le réseau VK. Arborant des drapeaux et tshirts du groupe, ils rentrent chez eux encouragés par les messages de leurs proches. Retrait effectif des membres de Wagner d’Ukraine. La base Molkino ferme également. On dirait la fin.

Mais rapidement le dispositif se remobilise en Biélorussie par milliers sur la base d’Asipovichski où Prigojine et Utkin se rendent pour motiver les troupes. Et alors que Wagner nouvelle saison se prépare, c’est l’Afrique qui semble de nouveau en ligne de mire. Les recrutements sous le radar s’organisent discrètement en Russie tandis que la comm africaine est sous stéréoide: Prigojine s’exprime sur Afrique Média, Dmitri Sytyi donne des interviews sur les actions humanitaires du groupe et la loyauté de Prigojine envers ses partenaires. Shugalei et Prigojine arpentent le sommet Russie Afrique à la rencontre de délégations. Sur place, les rotations de personnels continuent normalement au Mali et en Centrafrique, alors que les fermes à fake continuent de tourner au profit des régimes clients. Alors que le groupe Wagner est dans une période de turbulences, il serait naif de penser que c’est la fin.

Continuer à enquêter et dénoncer la main de la Russie derrière les agissements du groupe Wagner

L »outil Wagner aura dix ans l’année prochaine. Une décennie d’opération dans le monde en utilisant la violence extrême, en brouillant les notions de réalité et en détruisant la confiance dans les valeurs de la démocratie, de la justice et de la liberté. Son objectif unique est d’avancer les pions du régime russe, un régime devenu totalitaire et liberticide, qui n’a d’autres intérêts que la puissance de son dirigeant. Érigé en marque avec son propre merchandising, ses codes et ses films, le groupe Wagner promeut la brutalité sans limite et se permet tous les coups.

La chasse que mènent les organisations de la société civile, la communauté OSINT dont nous faisons partie et les médias doit continuer car elle est efficace. Laisser Wagner gagner, c’est reléguer les gens des pays dans lesquels le groupe est présent au rang de l’oubli. Penser que Wagner est fini, c’est croire que la Russie serait prête à abandonner une sphère d’influence grandissante qui la soutient dans sa guerre en Ukraine. Wagner ne restera peut-être pas tel quel à terme mais de nouveaux outils ou nouvelles versions émergeront.

Loin des atermoiements diplomatiques des gouvernements, le travail de nos communautés et organisations est efficace et impactant: rendre visible les opérations secrètes de Poutine pour mieux les déranger, percer les bulles informationnelles délirantes créées et être la voix des populations affectées pour ne pas qu’on les fasse taire. La chasse doit continuer

 

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